La fin des abeilles - Caroline Lamarche
« De visite en visite, ma mère se meut de plus en plus difficilement. La voilà qui penche la tête vers l’assiette pour rejoindre son morceau de tarte. - Excuse-moi, c’est très inélégant, mais je ne parviens plus à lever mon bras ! - Bientôt tu vas manger comme ton chien ! lui répond ma belle-mère avec le même entrain. - Ma mère n’a plus de chien depuis longtemps mais elle éclate de rire. »
Du vrai Caroline Lamarche dans le texte entre humour résilient comme nos amis juifs (ou belges ! - Caroline est née liégeoise), nous en donnent d'édifiants témoignages, psychanalyse allenienne et petites remarques (desprogiennes), assassines ordinaires dont regorgent nos relations parents-enfants : « Bon anniversaire ma chérie, il neigeait le jour où tu es née (rire) tu étais une enfant assommante. »
Nous flirtons entre le recueil de nouvelles, quatre-vingt en tout, dans une veine réaliste, intimiste, journalistique, et la grâce de l'écriture blanche, compilant rêves et tranches de vie, du plus tendre : « racontant, d’une voix affaiblie mais paisible, des souvenirs de sa jeunesse où surgissaient çà et là, les figures les plus douces qui avaient animé notre famille […], de manière inédite dans mon existence de fille d’une mère rétive à la tendresse. Je me dis alors […] : maintenant elle peut partir en paix. » … au plus féroce : « ses phrases définitives [...] : il vaut mieux être criminel que dépressif. Qui fallait-il que je tue ? » … en passant par le plus trivial ... « ingérant une pilule laxative avec son Nescafé […] : « Ce nouveau médicament contre la constipation aurait rendu papa très heureux. »
Tremblez, enfants vivants que vous êtes (encore), devant un système qui déjoue la mort de vos parents : « Aujourd’hui, forte de son pacemaker flambant neuf, ma mère compte bien finir centenaire… à grand renfort d’épuisement familial. [Car] les médecins lui avaient volé sa mort. Ce qui avait été confié au chirurgien, ce n’était pas un corps réduit depuis des mois à une quasi invalidité, ni à un visage où les yeux, toujours plus beaux, n’y voyaient plus, mais l’organe central de l’appareil circulatoire dans son enveloppe de chair posé sur un brancard. Se posent-ils « la question du kairos, autrement dit du moment propice où la mort s’approche à pas comptés, presque doux, pour vous emporter avant la déglingue totale » ?
Tremblez vieilles et vieux qui ne connaissant pas (encore) ces établissements où convivial « signifie en réalité sécuritaire », parcourus de « voix trop nombreuses pour devenir familières », préférant la « toilette par morceaux » et le « linge inondé » que le risque des postes budgétaires. D’ailleurs, « La fonction qui pourrait servir à accueillir leur désarroi, saluer leur courage, remettre en ordre les disques épars, masser les jambes gonflées, rire, se régaler de souvenirs séculaires, tenir la main que la vie déserte, chuchoter que Dieu, le ciel, bref la paix vous attend, ne sera jamais créée, financée ni même pensée par le ministère de la santé. »
Mais ne nous y trompons pas, depuis cette mère au cœur « pur et terrible », Caroline Lamarche nous accompagne vers ce qu’il y a de « plus grand ». Comment dès lors, ne pas y faire l'heureuse rencontre de sa pensée poétique : « Quand notre mère mourra, elle redeviendra apicultrice pour l’éternité. La mort reproduira ce sfumato délicat à travers lequel, enfant, je la contemplais dans le bois fumant d’humidité, observant à bonne distance, la femme douce qu’elle était par les abeilles devenue. »
CG
Publié en mars 2022
Editions Gallimard