Les Fossoyeurs - Victor Castanet
Précédé de la publication d'extraits dans Le Monde, ce livre a ouvert au grand public une boîte de Pandore : comment sont réellement traités les seniors en EHPAD et, plus largement, comment sont financés, contrôlés, surveillés les établissements médicosociaux (les EHPAD ne sont pas des établissements médicalisés) mais aussi certaines cliniques ou services – cliniques de soins de suite (médicalisés) – qui, parfois, appartiennent aux mêmes grands groupes financiers.
Au départ de l'enquête, ces alertes nombreuses restées inaudibles (grèves dans le personnel, articles de journaux) et les confidences faites par un cadre de santé – qui a quitté le groupe ORPEA – sur la manière de traiter les résidents dans une luxueuse résidence de Neuilly-sur-Seine -Hauts-de-Seine), hors de prix pour ses résidents et leur famille qui, logiquement, en attendent un service excellent.
Cette résidence a déjà fait l'objet de quelques articles, d'une visite de l'Agence Régionale de Santé (déjà en 2018, des choses n'allaient pas très bien), d'une visite du Défenseur des droits. Visite de contrôle non suivie. Mediapart, Challenges, Le Canard enchaîné en avaient parlé, chacun sur un aspect particulier, sans vue d’ensemble...
Le journaliste qui se lance dans cette enquête pensait ajouter sa pierre, et certainement pas entrer dans le détail des arcanes financières du groupe multinational côté en bourse. Il a objectivement fait preuve d'une obstination déraisonnable ; au fur et à mesure que son enquête avançait, cela commençait à se savoir dans le milieu, il fouinait, il rencontrait, il allait aux archives, les menaces et tentatives d'intimidation envers lui ou envers les salariés lanceurs d'alerte n'ont pas manqué. Ce livre issu d'une enquête de 3 ans – 2019-2021, sans arrêt pendant la crise COVID – est une tentative très réussie de décrypter l'écosystème dans lequel s'installe un ensemble d'EHPAD. Cela se lit comme un thriller sociétal, politico-financier, ... sauf que les événements décrits sont établis. (NB : à la date à laquelle cette note est écrite, aucune procédure judiciaire n'a été engagée par aucune des personnes nommément citées dans l'ouvrage. On peut penser que le dossier a été très solidement "blindé" sous la houlette des avocats et juristes de l'éditeur.)
Le constat de départ est fait dans une résidence ORPEA de Neuilly-sur-Seine, pour VIP, où lors d'une visite tout est luxe et volupté. Cela se paie : de 6500€ à 12 000€ par mois. Quand on regarde dans le détail, les étages et leurs résidents ne sont pas tous égaux.
En bas, les personnes qui ont gardé une certaine autonomie bénéficient d'animations agréables, haut de gamme, de salons cosy et d'une piscine. Mais plus haut, pour les résidents moins autonomes ou gravement diminués, c'est un peu moins rose. Les familles constatent souvent des confinements, dénutritions, pourtant il y a bien trois repas par jour, mais il n’y a pas le personnel suffisant pour aider à manger ; alors, souvent, le plateau repart intégralement non touché. De même, les toilettes et douches, si importantes pour les personnes en perte d'autonomie, sont faites rapidement, trop rapidement, et parfois oubliées. Alors où est le personnel, normalement requis : 6 agents pour 10 résidents ? Ce taux est rarement atteint, les nuits sont souvent assurées par une personne seule pour 50 résidents. Les qualifications nécessaires ne semblent pas toujours être au rendez-vous et, surtout, le taux de rotation des agents dépasse largement leur souci d'évolution de carrière. Pour les directeurs, rarement plus d'un an, les infirmiers et aides-soignants moins, trop souvent en CDD, avec le renfort de vacataires qui ne connaissent pas les résidents, les consignes sont oubliées, par exemple celles qui demandent que l'infirmier vérifie que la personne a bien pris les médicaments prescrits... Et puis le médecin trop peu présent, ou pas informé lors de complications graves gérées en interne, sans appel à l'extérieur comme ce devrait être le cas, ou trop tardivement.
Les familles se rendent bien compte de certains problèmes. Mais à qui s'en ouvrir ? Jamais n'est mentionné le conseil de vie sociale où justement sont associés des représentants des familles. Il faut un épisode gravissime pour que soient mis en cause les dirigeants.
Mais pourquoi ne pas commander assez de couches et se retrouver à court le 25 du mois ? Depuis plusieurs années, la commande est centralisée dans une procédure complexe qui remonte au niveau national d'ORPEA. On travaille tout le temps en flux tendu, sur les couches, les biscottes ou les gants jetables pour la toilette. Et s'il y a un besoin inattendu, on est à court et on ne peut que passer par l'unique fournisseur référencé, après un long processus de transmission et de validation de la commande. Pour les directeurs gestionnaires, le souci est le TO (taux d'occupation à maintenir impérativement au-dessus de 95%), le GMASS (masse salariale) et les différents tableaux de bord.
C'est ce qui fait basculer l'enquête sur le care, au plus près du vécu des résidents, vers un autre objectif : comprendre les procédures qui semblent n'avoir pour résultat que de complexifier ou alourdir la gestion quotidienne, et pas vraiment pour le plus grand confort des résidents. De fait, le directeur de l'EHPAD (parfois de plusieurs EHPAD ) n'a quasiment aucun pouvoir sauf à transmettre des propositions de commandes mais surtout pas le pouvoir de recruter non plus ; comment gérer les urgences dans ce cas ?
L'auteur va donc chercher plus haut, avec la complicité assumée d'anciens cadres de la société et les témoignages anonymisés de salariés parfois encore en poste ou récemment licenciés. Car le turn-over constaté dans l’établissement de Neuilly-sur Seine se constate aussi dans d'autres résidences et monte au niveau des directeurs régionaux. Tout le monde risque un jour de se voir empêché d'entrer dans son bureau le matin et licencié sur l'heure ; entretien sur le parking… c'est illégal, mais tant pis ! le groupe assumera de payer les indemnités légales (maintenant plafonnées aux prudhommes). Les recours aux prudhommes ne manquent pas, les burn-out et les dépressions non plus. Et gare à celui qui se fait accompagner d'un représentant syndical pour son entretien préalable !
C'est là qu'il faut comprendre comment sont financés les services rendus et le personnel dans un EHPAD.
Le prix de journée à la charge du résident couvre la partie hôtellerie. Mais toute la partie soins et maladie, ainsi que les équipements médicalisés, est financée intégralement par l'assurance maladie et les conseils départementaux. Cela inclut les repas, les couches, les lits médicalisés, les déambulateurs, etc. Mais cela permet aussi des jeux d'écriture terribles : les soins médicaux, donc infirmiers, médecins, aides-soignants sont pris en charge à 100 % par l’assurance maladie et le conseil départemental ; les auxiliaires de vie le sont à 30% seulement.
Vous avez donc tout intérêt à payer un infirmier (pris en charge 100%) même s’il n'a pas les qualifications. De même, on joue astucieusement, on permute les emplois d'aides-soignants et d'auxiliaires (le moins possible d'auxiliaires ; reste à charge 70%) et pour jouer les CDD et vacations sont un terrain très favorable : du jour au lendemain, un de plus, deux de moins... Un logiciel centralisé aide à gérer au mieux ces remplacements de CDI : on arrivera à remplacer un CDI absent 25 fois par des CDD. Avantage : on joue sur les remplacements, et on tient le personnel par la crainte de non prolongation de contrat. Tout cela se fait hors de la décision du directeur local qui n'a pratiquement pas voix au chapitre pour le choix de son personnel. D'ailleurs, maintenant et depuis 2018, le gouvernement a cédé aux demandes des gestionnaires d'EHPAD : la gestion est faite au niveau régional : on a agrandi le terrain de jeu et moyenné le ratio catégorie d'agents par établissement !
De là, tirez encore le fil... quelle expression des personnels ? quelle considération pour les organisations syndicales ? Le mieux est de créer un syndicat maison qui a tous les avantages, y compris les déplacements payés par l'employeur, qui sait y faire et obtenir des avantages ! Il faut parfois un peu forcer le destin sur les élections, mais on y arrive toujours !
Et puis les achats sont faits de manière centralisée. Le but est d'avoir une force de frappe envers les fournisseurs et donc d'obtenir des rabais sur les fournitures. On devrait ainsi obtenir deux fois plus de couches ou de biscottes vu les quantités achetées pour toute la France , et pourtant ce n'est pas le cas ! Alors ? Bien aidé par une salariée qui a travaillé au plus près de la direction achats, l'auteur découvre que, tout au contraire, le fournisseur ne va pas casser les prix sur la facture, mais en fin d'année pratiquera une RFA (remise de fin d'année). Cela s'appelle couramment des rétrocommissions, et c'est parfaitement interdit puisque cela n'entre pas dans les cases d'une comptabilité conforme. Rappelons quand même que biscottes et couches sont payées par la collectivité publique : la manipulation est transparente, la collectivité paie des millions de couches au prix fort, et la RFA entre dans le compte personnel du gestionnaire privé.... Gain net, des dizaines de millions d’euros chaque année.
Question : où va l'argent ?
En France, direz-vous, quand il y a subvention ou aide publique, il est demandé des rapports, des bilans d'activité, la puissance publique diligente des inspections. En l'occurrence, ici, agences régionales de santé et conseils départementaux cofinanceurs devraient s'en préoccuper ! Alors pourquoi si peu dans ces établissements ? 50 contrôles sur une année pour 7000 EHPAD ! Le risque d'être contrôlé est epsilonesque. De plus, la direction est prévenue 6 semaines avant un contrôle, largement le temps de tout reprendre et de refaire les plannings et les contrats d'embauche si besoin !
A tous les niveaux, cette carence dans le contrôle est démontrée. De plus, le contrôle réalisé à l'ouverture de la maison n'est pas suivi automatiquement un ou deux ans après. Donc il faut être parfaits le jour de l'ouverture et ensuite... vous êtes en roue libre.
Comment on obtient l'autorisation pour ouvrir un EHPAD ? En France, il faut un accord de l'ARS et du conseil départemental, validé par le ministère car il faut s'assurer que tous les financeurs (Etat, CD, ARS et assurance maladie) seront au rendez-vous. Donc on doit s'entendre précisément sur le nombre de places, quel type de places et... le nombre de personnes de catégorie « aide sociale » accueillies (qui ne paieront pas l'hôtellerie parce que insolvables, en général 5%). Là aussi, tout se négocie et il est particulièrement utile d'avoir des négociateurs qui ont un bon carnet d'adresses, des personnes qui connaissent tel ou tel au ministère, tel ou tel à l’ARS, tel ou tel au conseil départemental. Je vous laisse découvrir comment, au cours d'un repas amical dans un restaurant gastronomique, on discute du prochain appel d'offres du conseil départemental pour un EHPAD dans telle ou telle commune. Certains départements sont particulièrement séduits par ORPEA...
ORPEA, outre les EHPAD, gère aussi les cliniques CLINEA et des établissements de soins de suite, soins après cancer, AVC ou accidents corporels entièrement financés par l'assurance maladie (T2A) et les mutuelles complémentaires des patients. Je vous laisse imaginer les passerelles entre ces établissements, et aussi la pression sur certains médecins et assistants sociaux pour orienter un patient vers un EHPAD du groupe (tout cela pour maximiser le taux d’occupation, y compris parfois dépasser le 100%).
On découvre aussi la porosité public privé. Toutes ces personnes qui quittent un poste de direction chez ORPEA pour entrer dans une ARS, ou un directeur d'ORPEA qui va diriger le groupe fournisseur exclusif des matériels médicaux ou un service d'instruction de dossiers ?La commission de déontologie de la fonction publique (https://www.fonction-publique.gouv.fr/files/files/carrieres_et_parcours_professionnel/com_deontologie/guide-teledeclaration.pdf) qui devrait donner son accord pour intégrer certaines fonctions du privé semble être inconnue de ce milieu !
Un témoignage d'une actuelle ministre explique même que lors de sa nomination au ministère de la santé, on lui avait enlevé la partie médicosociale ! Ce qui, selon elle, a « pourri le plan Hôpital 2012 ». Je vous laisse découvrir le reste, et les 60 questions posées aux dirigeants que ce rapport inspire à l'auteur et qui nous interpellent aussi lorsque l'on termine ce passionnant document.
Juste un regret : aucune bibliographie même sommaire n'accompagne cet ouvrage. Et pourtant les rapports et avis sur le sujet n'ont pas manqué.
Je me permets donc de vous indiquer celui-ci : AVIS 128 du Comité national consultatif d'éthique : https://www.ccne-ethique.fr/fr/publications/enjeux-ethiques-du-vieillissement-quel-sens-la-concentration-des-personnes-agees-entre
Extrait : « Le CCNE a décidé de faire partir sa réflexion de la question de la « concentration » des personnes âgées dans des établissements d’hébergement. En effet, force est de constater que l’institutionnalisation des personnes âgées dépendantes et leur concentration entre elles génèrent des situations parfois indignes, qui, réciproquement, sont source d’un sentiment d’indignité de ces personnes. Leur exclusion de fait de la société, ayant probablement trait à une dénégation collective de ce que peut être la vieillesse, la fin de la vie et la mort, pose de véritables problèmes éthiques, notamment en termes de respect dû aux personnes. En effet, bien que cette institutionnalisation forcée soit revendiquée au nom de principes de bienveillance et dans le but d’assurer la sécurité de ces personnes vulnérables, celle-ci se fait souvent sous la contrainte, faute d’alternative, et se joint en outre de l’obligation pour ces personnes de payer pour un hébergement qu’elles n’ont pas voulu. »
CB
Publié en janvier 2022
Editions Fayard
Pour être bien renseigné sur les Ehpad, nous vous conseillons la lecture de notre guide : Préparer sa vieillesse.
Les informations que vous allez découvrir se veulent pratiques et très concrètes, et souhaitent répondre aux questions de base que se pose une personne qui perd une partie de son autonomie, connaît des problèmes de santé difficiles et donc doit envisager un aménagement de ses conditions de vie et, parfois même, un changement de lieu de vie.