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Fin de vie : « On nous met dans des postures bien plus difficiles, et on ne s’inquiète pas du tout des dommages collatéraux »

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Publié le
2 juin 2023
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Elle a vu des choses terribles, à briser le cœur, et aussi des sacrifices héroïques de la part des malades, ainsi que des aidants – ces gens honteusement décriés, par certains opposants à une réforme, comme des pousses-à-la-mort. Elle veut que la loi sur la fin de vie donne le droit de choisir leurs morts aux malades, pour eux et leurs proches. Une interview de Angèle Delbecq et Mark Lee Hunter.

C’est le 21 janvier que nous avons entendu pour la première fois Nathalie Maka, lors de son audition par la Convention citoyenne sur la fin de vie, en tant que présidente de l’association Les enfants de la SLAF. Depuis quatorze ans, elle accompagne annuellement une vingtaine de familles de patients atteints de la maladie de Charcot. Cette maladie est aussi la croix de sa famille, touchée par un gène responsable de la sclérose latérale amyotrophique (SLA). Alors qu’elle n’a que quatorze ans, sa mère part du domicile après le diagnostic de son père. C’est elle qui le prend en charge avec l’aide de sa famille, jusqu’à son décès, trois ans plus tard. Depuis, elle a fait de même pour ses autres parents. Nous l’avons recontactée pour parler de différents aspects du débat sur la fin de vie, sous son prisme d’aidante.

Qu’est-ce qui vous a poussée à vous engager auprès des aidants de malades atteints de  la sclérose latérale amyotrophique (SLA) ?

Je me suis retrouvée, moi, très jeune, dans des situations qui n’aurais jamais dû être. Si j’avais pu trouver sur mon chemin quelqu’un comme moi, ça m’aurait vraiment beaucoup aidée. C’est une sorte de thérapie aussi, parce que je pense que c’est en aidant les autres que je m’aide moi-même à faire le deuil de tout ceux que je perds.

Et puis tout simplement parce que je pense que cette maladie est tellement horrible, qu’on n’a pas le droit de regarder ailleurs. Quand on est concerné et qu’on sait ce que les gens vont vivre, on ne peut pas ne pas partager son expérience et soulager ne serait-ce qu’avec des mots, quand on ne peut pas faire autrement. Aujourd'hui, on ne trouve pas de service à domicile capable de prendre en charge la lourdeur de cette pathologie. On doit être à la merci de tout le monde, parfois de 10 personnes dans la journée, parce qu'il n'y a pas d'équipes spécialisées dans cette prise en charge. Aucun institut ne veut de nos malades.

Quelles sont les difficultés pour la prise en charge d’un patient atteint de cette maladie ? Les aidants parlent d’une prise en charge de tous les instants pour laquelle ils ne sont pas formés, et d’un sentiment de culpabilité…

La Maladie de Charcot, c'est une maladie absolument horrible. Mais ce qui est encore plus horrible, je pense, c'est tous les dommages collatéraux qu'il y a autour, pour le patient, mais aussi pour les aidants. Chaque jour, le malade et l’aidant doivent faire face à une perte d'autonomie ou quelque chose qui se passe, un étouffement, une chute. Et ils doivent trouver des solutions, il n'y a aucune solution qui existe. On voudrait parfois prendre leur place pour savoir comment faire. On a parfois envie de s'excuser de pas être malade parce qu'on ne comprend pas toujours tout ce qu’il se passe pour lui. Donc quand on parle de culpabilité, on parle aussi de celle de ne pas être malade. C'est un état d'esprit dans lequel j'ai été à chaque fois que j'ai été en présence d'un malade.

Quand on est confronté à cette maladie, c'est comme quand on devient parent, on ne vous donne pas le guide qui va avec. Ma famille porte un gène très rare, [qui a pour résultat] la Maladie de Charcot. J'ai été épargnée. J'ai fait le test génétique, je ne porte pas le gène. Et donc j'ai eu le malheur de voir partir un membre de ma famille tous les deux ans. Donc aujourd'hui, un guide, on pourrait presque l’écrire nous-même.

Qu’attendez-vous des débats actuels sur la fin de vie, autour de la loi Claeys-Leonetti?

J'y ai été confrontée [à la loi] pas plus tard qu'au mois de mars dernier. C’est la seule fois où j'ai été vraiment considérablement choquée par ce qui s'est passé et par l'hypocrisie du système. On accepte de laisser mourir de faim et de soif un patient jusqu'à ce que ses organes pourrissent et qu'ils le fassent mourir.

Ma cousine a demandé [une sédation profonde et continue] très tôt dans son diagnostic. Etant donné qu'on avait des précédents, on savait où on allait. Elle avait connu la maladie par sa mère, et ne voulait pas passer par là. Quatre mois plus tard, elle était dans la situation d'avoir un bouchon qui menaçait de devenir une occlusion intestinale. Et la pneumologue m’a clairement dit, « Vous ne pouvez pas me demander de mettre fin à la vie de votre cousine. J'apprécie cette personne et vous ne pouvez pas me demander de mettre fin à lui. Et puis je ne veux pas avoir un procès. L'euthanasie n'existe pas. ».

Pour éviter que son intestin explose, ils avaient arrêté de l'hydrater, de la nourrir. Ils ont mis en place une sédation profonde et continue à dosage tellement faible qu'elle s'endormait, et dès qu'elle se réveillait, elle nous demandait ce qu'on avait mangé. Elle avait faim et elle avait soif. Qu'est-ce qui est plus horrible, de voir quelqu'un mourir de déshydratation volontairement par le système ? Elle était sous respirateur artificiel. Si on ne la débranchait pas, ça aurait pu continuer comme ça. Combien de temps on aurait pu la laisser dans cette situation… Des semaines ? J'ai tapé du poing sur la table. J’ai parlé de poursuites pour non-assistance à personne en danger de mort.

Je ne comprends pas qu'on refuse d'ouvrir cette loi et de faire en sorte qu'elle évolue. Moi, je voudrais qu’un patient qui a une maladie incurable, s'il a envie de se battre, il doit avoir accès à toutes les possibilités, je parle des essais thérapeutiques, même si c'est un faux espoir. S’il n’a pas envie, qu’on le laisse. Les souffrances psychiques réfractaires, elles sont pires que la maladie, parce qu'on est enfermé dans son corps, avec toute sa tête. Je voudrais que ces personnes-là, qui refusent de donner l'autorisation à des personnes de mettre fin à leurs souffrances, qu’ils prennent leur place pour savoir ce qu'ils vivent, et pour voir comment ils réagiraient eux dans cette situation. Pourquoi est-ce qu'on ne l'autoriserait pas à une mort assistée, plutôt qu'il aille se suicider dans un coin et qu'on le retrouve mort ?

Ce qui a été le cas pour mon frère. Il s'est suicidé à l'âge de 17 ans parce que c'était insupportable pour lui d'avoir vu son père malade et de penser qu'un jour, il l'aurait, cette maladie. Il a laissé un joli mot sur le mur en expliquant le mal-être que ça avait provoqué. C'est ma sœur qui l'a retrouvé le matin elle avait seulement 15 ans…..

L'opposition au droit de mourir avertit d’un risque que le malade demande à mourir pour les autres, parce qu’il a peur d’être un poids pour sa famille. Qu’en dites-vous ?

C'est que la personne doit avoir une double peine, la peine de sa maladie et la peine d'être un poids pour son entourage. Elle n'a pas envie d'être un poids. Elle n'a pas envie non plus de souffrir non seulement de sa maladie, mais aussi psychologiquement, du fait de se sentir coupable d'être un poids pour quelqu'un. C’est deux souffrances cumulées.

Mais c’est aussi parfois une preuve d'amour. Par exemple, mon cousin m’a dit, « J'aime ma femme, et ce que je vis, je ne veux pas lui infliger. Elle doit supporter tout le poids, parce qu'à côté, il n'y a pas de prise en charge correcte. Elle doit pouvoir refaire sa vie, parce qu’elle ne doit pas rester accrochée à à moi. Si je vis 10 ans comme ça, qu'est-ce que je lui offre ? ». Ce n'est absolument pas, pour moi, de la culpabilité. Quelqu'un qui sait qu’il va mourir offre la chance à la personne qui va rester de s'en sortir, c’est ce que j'ai ressenti à chaque fois. C'est ça qui est important de retenir, c'est que là, il a le choix, il ne le subit pas. « J'ai décidé qu'aujourd'hui cette maladie ne m'emportera pas. C'est moi qui qui lui dis au revoir. Et en même temps, je veux que mes proches puissent avoir un deuil correct ».

Excusez cette question terrible, mais il faut que l’on vous la pose. Vous avez aidé plus qu’une centaine de familles. Est-ce que vous avez jamais eu le moindre soupçon que les aidants, les membres de l’entourage proche, voulaient pousser l'autre vers la mort pour en profiter d'une manière ou d'une autre, ou pour en finir avec leurs propres angoisses ?

Non. En 14 ans d'association, je n'ai pas eu ce sentiment. On n'est pas non plus dans la famille tout le temps. Donc on ne peut pas vraiment savoir ce qui se passe. Mais la plupart du temps, ce n’est pas le cas du tout.

Moi, j'ai eu des aidants en détresse complète, vraiment au bout du rouleau. Donc il y en a qui sont partis. Il y en a qui qui ont fait appartements séparés et qui ont mis une prise en charge 24 heures sur 24 par des professionnels, pour ne venir que pour saluer et s'écarter de tout ça, parce que c'était trop pour eux.

Mais j'ai eu plus d'aidants en détresse parce qu'ils n'arrivaient pas à apporter le soin maximum, avec ce sentiment de culpabilité, de ne pas être à la hauteur, de ne pas en faire suffisamment. J'ai vu plus de conjoints qui voulaient à tout prix garder leurs femmes auprès d’eux et aller jusqu'au bout du bout, quitte à s'épuiser, peut-être même mourir avant elle.

Vous avez vu des aidants qui mourraient avant le malade, d’épuisement ?

J'en ai eu quelques-uns. Je ne dis pas que c'est une majorité, mais j'en ai eu quelques cas de personnes qui étaient dans la déni total de leur propre état de santé, parce qu'ils savaient qu'ils étaient le seul rempart pour leurs proches. J'ai une famille, la dame avait 71 ans et le mari en avait 73. La dame avait donc une SLA et lui il avait le Parkinson. Donc il s'est complètement épuisé. Il n'allait pas à ses rendez-vous médicaux. Il faisait en sorte d'être là, de combattre sa propre maladie pour pouvoir être là pour sa femme. Et il en est mort avant elle. Elle a suivi de près.

Certains avocats des soins palliatifs, comme solution aux souffrances des patients, disent qu'il suffit de leur parler, de leur prendre la main. Est-ce que vous avez vu ça ?

Qu’on prenne quelqu'un en compte et qu'on prenne en compte sa souffrance, effectivement, ça peut aider. Mais ça, ça ne peut pas soigner. Si on pouvait considérablement améliorer la prise en compte tout au long du parcours, c'est-à-dire déjà entre le diagnostic et le premier rendez-vous où les gens se trouvent seuls face à cette maladie, peut-être que ça donnerait envie aux malades de se battre un peu plus. Mais pas au seuil de la mort, tenir la main de quelqu'un et attendre qu'il s'en aille doucement, paisiblement, pour que son âme parte au ciel… C’est un scénario de film.

Combien de temps ils passent auprès du malade ? Ils n’ont déjà pas suffisamment de personnel pour assurer une prise en charge correcte. Alors, comment on fait ? On va rester quinze jours avec la main dans la main du malade pour lui dire que tout va bien ? Tout ne passe pas par la prise en compte. On ne peut pas soulager une maladie aussi terrible que celle-là, tout simplement en tenant la main.

Il y a des études qui ont été faites qui montrent que souvent, les demandes d’aide active à mourir ne sont pas réitérées. Est-il possible, selon-vous, qu’elles ne soient pas répétées face à la peur de mener un combat qu’ils vont perdre, qui s'ajoute au combat qu’ils mènent déjà ?

Pour moi, c'est ajouter une surcharge mentale supplémentaire, de dire à la personne, « ne vous inquiétez pas, tout va bien se passer » Si elle a décidé de s'en aller, parce qu'elle voulait renoncer à souffrir, on ne doit pas lui dire « mais non, mais attendez encore un petit peu. » On n'est pas dans sa peau pour savoir comment elle est. Et moi, je trouve que c'est même diabolique d'essayer de faire changer d’avis une personne qui a envie de s'en aller, parce que ça veut dire qu'on lui impose, en plus de sa maladie, une vision et on la culpabilise.

Concrètement, comment se passe la prise en charge des patients atteints de la SLA ?

A domicile, il y a un bal d'auxiliaires de vie et d’infirmières qui passent. Votre maison est un moulin. Il n’y a plus d'intimité. On n’est plus chez soi. Tout le monde sait ce qui se passe dans la maison. Notre vie ne nous appartient plus. Notre proche ne nous appartient plus. Voilà, c'est ça la réalité de la SLA, et d'autres maladies certainement.

Et en plus on dit « Non, mais débrouillez-vous, ça, c'est pas de mon ressort ». Le médecin laisse le malade face à ses doutes, face à ses questions, sans l'accompagner.

Je me mets aussi à la place des neurologues. J'ai de très bons rapports avec une neurologue de Nancy qui, malheureusement, a vu un nombre des membres de ma famille dans son service. Elle m'expliquait, il y a une semaine, « J'étais prête à jeter l'éponge, tant je me sens incapable de faire les choses bien ». Forcément quand les patients viennent dans son centre, ils ont des questions par milliers, des attentes, parce que c'est horrible, ce qui va arriver. Et le médecin n'a rien à vous proposer, tant sur le plan médical que sur le plan de la prise en charge. Et il va prendre toute cette agressivité, tout ce déni, toute cette colère.

Donc je peux comprendre aussi certains neurologues qui se blindent pour dire, « Bon, vous avez une SLA. Vous avez tant d’espérance de vie. Vous allez voir un orthophoniste, un kiné, un machin. Vous allez venir à des rendez-vous. Merci. Au revoir ». Donc je ne peux pas complètement accabler les médecins qui finalement n'ont plus le temps de rien et ne peuvent pas emporter tout ça chez eux, le nombre de patients et de familles qu'ils ont dû briser en donnant le diagnostic, ce n'est pas quelque chose d'anodin. On ne rentre pas chez soi en prenant un verre et en regardant la télé. 

Des médecins, comme celui de votre cousine, disent qu’ils ne peuvent pas aider les patients à mourir parce que c’est contraire à leur profession de soignant. Que pensez-vous de cette position ?

Je mettrais deux raisons à cela. La première, c'est le fait qu’on vit dans une société ou c'est tellement facile de faire un procès à quelqu'un quand ça ne va pas, qu'on se protège ou on verrouille pour ne pas faire face à ce genre de problématique judiciaire. Et la deuxième raison, je pense qu'il y a concrètement quelque chose qui vient de la foi, une personne qui est convaincue que c'est Dieu qui doit choisir. Elle va dire « non, c'est pas mon rôle. Je suis nécessairement du côté d’Hippocrate, je vais soigner les gens. »

C’est contraire au serment d’Hippocrate, c’est sûr. Je peux comprendre qu’ils n’ont pas signé pour ça. Mais quand on est au service des gens, on doit mettre de côté ses propres convictions. Moi, je n’ai pas le droit de choisir qui je vais aider ou qui je ne vais pas aider dans mon association. Ça s’appelle de la discrimination. 

Je me dis, il faut quand même se mettre à la place des gens. Mon père s’est retrouvé avec une trachéotomie. On n’a pas posé la question à mon père de savoir s’il voulait ou pas, on l’a emmené en soins intensifs. Il était en insuffisance respiratoire. On lui a fait un trou dans la gorge. Je suis arrivée à l’hôpital. Je ne pouvais plus communiquer avec mon père et on ne m’a pas demandé mon avis. A l’époque, les respirateurs, c’étaient les grosses machines, et il y a eu une coupure de courant. La personne qui dormait là la nuit n’a pas entendu l’alarme. Et donc la batterie de secours s’est épuisée. Mon père est mort étouffé. Voilà. Et moi, je ne sais pas aujourd’hui s’il est mort, étouffé, en toute conscience ou pas.

Bien sûr, Papa, à un moment donné, quand on pèse moins de 40 kilos et qu’on ne ressemble plus à rien, il me l’a demandé. Il m’a demandé de le tuer. 

Vous vous êtes posé la question, si vous aidiez votre père, vous pourriez être taxé d’assassin ?

Je ne me suis jamais posé cette question parce que j’étais trop jeune pour le faire. En fait, mon père, c’était vraiment tout pour moi, parce que Maman a été défaillante. Je l’ai pardonnée aujourd’hui. Je me suis retrouvé face à mon père qui me demandait de mettre fin à sa vie, alors que c’était mon totem. C’était sentimentalement insurmontable pour moi, je n’arrivais pas à m’imaginer faire ça. Alors même en creusant au fond de moi et en essayant de trouver la force de dire oui, je n’ai jamais pu débrancher le respirateur.

Mais effectivement, en réfléchissant à notre place, on nous met dans des postures bien plus difficiles, et on ne s’inquiète pas du tout des dommages collatéraux, ni des conséquences que ça peut avoir.

Angèle Delbecq (journaliste), Mark Lee Hunter (journaliste)