Fin de vie : « La dignité humaine, c’est aussi donner à l’individu une maîtrise sur ses choix intimes et fondamentaux » - La Croix
Tribune de Pierre Juston, doctorant en droit public et administrateur de l'ADMD et de Marc Cottereau, doctorant en droit public.
Pour ces deux juristes favorables à la légalisation de l’aide active à mourir, l’argument de la dignité humaine est tout à fait intéressant à mobiliser dans le débat, mais c’est une notion complexe, qui peut s’interpréter de plusieurs manières.
En matière de fin vie, de légalisation ou dépénalisation de l’aide active à mourir, de nombreux arguments ont été proposés par chacun des deux camps. Si l’on s’arrête un instant sur l’ensemble des justifications proposées par chacune des parties en présence, on sera peut-être troublé de voir que la référence à la dignité s’y trouve en bonne place.
Elle fait même figure de clé de voûte dans le processus argumentatif de chacune des parties. Toutefois, il ne faut pas s’y tromper. Si chacun évoque la dignité, ce n’est pas forcément la même conception qui est mise en avant.
Sacralité du corps
Pour ceux qui prêchent en faveur du statu quo, c’est-à-dire le maintien des règles pénales en vigueur, la dignité invoquée à l’appui de leur position est celle de l’humanité tout entière, humanité qui se loge en chaque être humain (conception kantienne). La référence à cette dignité est alors un moyen habile d’introduire l’idée de sacralité de la vie et du corps qui forme l’arrière-plan de nombreux dogmes religieux. La vie de chaque être humain est sacrée et y porter atteinte reviendrait à porter atteinte à l’humanité elle-même, rien de moins.
C’est donc en raison d’un élément objectif et supérieur, la protection de l’humanité, que les tenants du statu quo en viennent à accepter de limiter l’autonomie de chaque individu et justifier la pénalisation de certains comportements. Le problème, c’est qu’à vouloir défendre en elle-même une valeur abstraite on prend le risque de perdre de vue l’être humain dans toute sa singularité.
L’humanité ou la personne humaine
Pour ceux, l’ADMD notamment, militants en faveur de la légalisation sous conditions de l’aide active à mourir, la dignité de l’humanité ne doit pas éclipser la dignité de la personne humaine. Avec cette seconde dignité, la personne humaine, l’être humain, devient une fin et non un moyen. Ce faisant, elle vise à (re) donner à chaque individu une certaine maîtrise sur ses choix les plus intimes et fondamentaux. Chacun doit disposer d’un espace de liberté minimal de telle sorte à ce que nous puissions tous être à l’abri des interférences pouvant directement ou indirectement nuire à notre intégrité. La dignité de la personne humaine protège chaque être humain pour ce qu’il est et aspire à être, tout en le traitant en tant qu’agent capable de faire des choix autonomes.
Joseph Fletcher a clairement vu l’une des questions centrales qui se jouent dans cette controverse : « Devrions-nous affronter la mort dans un état d’intégrité ou au contraire de désintégration personnelle ? » Si l’on comprend toute la portée de cette question, alors on conviendra du fait qu’il n’y a pas une bonne réponse, mais autant de bonnes réponses qu’il y a d’individus. Comme le soulignait déjà Ronald Dworkin il y a bientôt vingt ans maintenant, « faire mourir quelqu’un d’une manière que d’autres approuvent, mais que lui-même estime être en contradiction épouvantable avec sa vie, est une forme dévastatrice et odieuse de tyrannie ».
Ouvrir un choix
Aussi, légaliser l’aide active à mourir n’implique-t-il pas pour autant de fixer un seuil objectif en dessous duquel la vie ne vaudrait plus la peine d’être vécue. Ce n’est pas à la société, à l’État ou au corps médical d’opérer un tel partage, mais à chacun d’entre nous de construire cette ligne de démarcation et pour nous seuls. Dès lors, toute vie dans la maladie et la dépendance ne rend évidemment pas cette vie indigne d’être vécue, mais elle doit pouvoir ouvrir un choix.
Bien évidemment, et comme l’envisage l’ADMD, il ne s’agit pas de légaliser sans garde-fous adéquats, tout est question d’équilibre. C’est dans la justification de critères d’accès à ce droit que l’on trouve d’ailleurs la première facette de la dignité. Cette dernière empêche un individu bien portant, et n’étant pas en fin de vie, de demander à la collectivité de lui permettre de concrétiser son choix. Par contre, considérer que le choix du moment de sa mort est intrinsèquement déraisonnable au point de l’interdire équivaut à méconnaître le fait que nos conceptions de la vie bonne colorent notre manière de vouloir mourir. Cela revient à nier complètement la dignité de la personne humaine.
Considérations philosophiques, spirituelles et religieuses
En pénalisant toute aide active à mourir, le système juridique français fait donc indirectement une différence entre les croyances bonnes et celles qu’il faut refuser et s’octroie par la même occasion une décision qui relève de considérations philosophiques, spirituelles et religieuses propres à chacun. De même, afin de permettre un choix réel, une telle liberté doit s’accompagner des financements suffisants au secteur des soins palliatifs de manière à ce que chacun puisse être accompagné dans ce choix personnel et ses évolutions naturelles.
L’assistance à la vie ne s’oppose nullement à l’assistance à la mort dès lors que nous reconnaissons à l’individu son inclinaison naturelle à son autodétermination et à la liberté de ses choix personnels. Le concept de dignité doit donc être envisagé dans sa complexité juridique, avec sa nature duale. C’est ce qui explique ici sa pertinence dans le débat public en cours et doit permettre aujourd’hui au législateur de consacrer cette ultime liberté tout en l’encadrant.