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Elle avait 102 ans, voulait mourir mais…

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Publié le
12 mars 2025
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Texte paru dans la revue Pratiques n°107, Cahier de la médecine utopique - Dossier sur l'euthanasie et publié avec l'accord de la Publication et de l'auteur
 

Par le Dr Jacques Birgé, médecin généraliste en activité, membre de la commission Soignants de l'ADMD

 

Elle avait 102 ans, voulait mourir mais…

Mais c’était ma mère et le service de l’Assistance publique-hôpitaux de Paris dans lequel elle se trouvait n’était pas d’accord.

Ma mère donc, 102 ans, était depuis quelques mois incontinente, très malentendante et mal voyante (quasi aveugle), elle était cependant « capable de discernement » (référence à la loi belge dépénalisant l’euthanasie).
Elle était, comme moi, adhérente de l’ADMD (Association pour le droit à mourir dans la dignité) et avait toujours exprimé le souhait de mourir dignement et moi, son fils médecin (généraliste), j’étais le dépositaire naturel de cette demande, par ailleurs explicitée clairement dans sa déclaration de directives anticipées.
Après avoir été longtemps autonome, elle vivait dans une résidence pour personnes âgées à Paris, et plus récemment en EHPAD, au sein d’un grand hôpital parisien dont je tairai le nom par décence !
En raison de la dégradation irrémédiable de ses fonctions visuelle, auditive et de son incontinence, elle ne supportait plus cette vie, exprimait une souffrance morale malgré un entourage familial chaleureux, bienveillant, et les antidépresseurs. Elle n’avait plus envie de cette vie qui n’avait plus de sens pour elle.

La demande d’euthanasie
Elle me demande donc à plusieurs reprises une euthanasie, demande qu’elle réitère auprès de mes sœurs.
Une de mes filles qui vit à Bruxelles me met en rapport avec un médecin belge qui en accepte le principe, sous réserve du respect de la loi belge qui impose, dans ce cas de figure (pas de décès prévisible à court terme) deux visites à un mois d’intervalle et rendez-vous est pris. Nous sommes le 15 août 2018.
Il reste à organiser tout ça. Le chef de service avec qui j’entretiens de bonnes relations, est facilitant : il entend la demande de sa patiente, en témoigne par écrit et nous aide à mettre au point les modalités de ce premier voyage à Namur (préparation de la patiente, prêt d’un fauteuil roulant).

Les choses se gâtent
La psychologue du service, qui passe dans la chambre, et à qui j’exprime la demande, est tout de suite très opposante : « Vous manipulez votre mère ». Elle refuse d’aider ma mère dans sa démarche et se contente d’accepter, généreusement, de nous fournir une feuille de papier pour que ma mère écrive son intention.
Il n’y aura pas de débat, en ce qui nous concerne, avec les autres membres de l’équipe, ce que je regrette. Cependant, le débat existe au sein de l’équipe : en témoigne le fait qu’un infirmier que je croise dans un couloir m’interpelle, cordialement, à ce sujet et me demande des précisions que je lui donne bien volontiers.
Le voyage se passe bien, ma mère est accueillie chaleureusement et l’équipe des médecins belges (à ma connaissance exclusivement des médecins) valide la demande et l’accepte. Cette rencontre a été facilitée par des entretiens préalables que j’ai eus avec le médecin belge responsable de l’équipe et la rencontre sur place se déroule simplement : le médecin belge, parfaitement au courant du dossier médical, s’entretient avec ma mère pour s’assurer que c’est bien sa décision. Rendez-vous est pris pour le mois suivant pour la deuxième rencontre et l’euthanasie.
Retour à Paris et accueil glacial du chef de service qui m’envoie un sms laconique : « L’équipe va exploser et il faut que nous vous rencontrions vous et vos frère et sœurs ». Je parviens à négocier que la réunion se limite, de notre côté, à l’une de mes sœurs qui vit à Paris.
Le médecin chef de service, manifestement, est en difficulté avec son équipe. Il aurait sans doute fallu, à ce moment, une réunion de tous les acteurs pour que chacun soit mis au courant du projet et puisse s’exprimer. Cela a sans doute eu lieu, mais hors la présence des principaux intéressés : ma mère, mes sœurs et moi.
Et alors : réunion de cellule d’autocritique ? Tribunal populaire ? En bref, nous voilà, ma sœur et moi, confrontés à une douzaine de soignants : le chef de service gériatre, la psychologue, une psychiatre, des infirmières, des aides-soignantes. Et chacun y va de son couplet moralisateur et hostile : « Nous ne sommes pas là pour aider à mourir, vous allez contre le projet de vie du service ». Nos arguments ne sont pas entendus : « Nous ne vous demandons rien d’autre que de continuer à la prendre en charge jusqu’à son départ ».
Il y a probablement à ce stade une sorte de division du travail non exprimée et que l’équipe subit : ceux qui hébergent et soignent, et ceux qui vont vers l’euthanasie. Il nous semble agir dans plusieurs mondes qui ne se concertent pas.
Mais il y a également une opposition frontale, violente, de certains membres de l’équipe soignante, foncièrement hostiles à l’idée même d’euthanasie
Le chef de service : « Elle doit partir ». Quand ? : « Tout de suite ! »
Devant notre étonnement et colère, il maintient sa position (qui est en fait le point de vue de l’équipe).
Plus tard et par téléphone, gêné, il me propose une solution qui est de la transférer dans le service de soins palliatifs du même hôpital.
Ce qui est fait le lendemain avec, pour ma mère, la perte de ses repères des locaux (quasi cécité), ce qui aggrave son anxiété et son inconfort.
Elle sera bien prise en charge dans ce service, Elle ne souffrait que de très peu de douleurs physiques et elle bénéficiera d’un gramme de paracétamol de temps en temps (dans un lieu où, habituellement, la morphine coule à flot).
Les jeunes médecins du service de soins palliatifs seront coopérants et particulièrement bienveillants.
En fait, si nous étions soulagés de ce point de chute simple et au sein de l’hôpital, son hospitalisation dans un service de soins palliatifs était médicalement non justifiée. Elle n’avait rien à y faire.

La famille
Si mes sœurs et moi, étions en phase avec ce projet, des tensions apparurent dès l’annonce du projet d’euthanasie, Une opposition parfois frontale s’est rapidement manifestée (« Vous voulez la tuer »), parfois avec des connotations religieuses. Des tensions intrafamiliales sont également apparues, particulièrement douloureuses et qui ont laissé des traces durables, mais qui ont également rapproché d’autres acteurs.

L’euthanasie
Deuxième voyage vers Namur. Nous sommes à nouveau accueillis chaleureusement au sein du service de gériatrie de l’hôpital de Namur où ma mère rencontrera à nouveau les médecins de l’équipe, mais aussi, de façon plus informelle les professionnels qui vont la prendre en charge. Après une nuit en présence de ma sœur, elle bénéficie d’une euthanasie dans un contexte chaleureux (une bonne partie de la famille l’entoure) avec une équipe soignante d’une grande humanité. L’équipe confirme son accord pour l’euthanasie et le médecin pose l’ultime question : « Vous êtes toujours d’accord, car c’est maintenant ». Elle s’endort immédiatement (merci le midazolam) puis s’arrête de respirer et de vivre (merci le penthobarbital).
Je peux témoigner ici que si les mois qui ont précédé le décès ont été très pénibles, l’euthanasie elle-même s’est déroulée dans des conditions parfaites de confort, de dignité, de chaleur humaine et de bienveillance.
La mort peut donc être, contrairement à ce qui est vécu et véhiculé habituellement, un très beau moment.

Remarques sur les conditions de l’euthanasie
Malgré des conditions optimales : pas d’enjeu d’héritage, un fils médecin engagé dans le combat pour le droit à l’euthanasie, des contacts en Belgique, une absence de difficultés financières, une partie majoritaire de la famille soudée autour du projet, cela n’a pas été si simple.
En effet, jusqu’au dernier moment, le doute sur la faisabilité de l’euthanasie était omniprésent et douloureux, les tensions intrafamiliales pénibles à gérer.

En guise de conclusion
Cette douloureuse histoire se situe en 2018. Je ne pense pas que la situation ait grandement évolué. Si une loi « à la française » est en discussion au parlement, si l’opinion publique est largement favorable à une loi sur l’aide active à mourir, par ailleurs une frange non négligeable de la population y est farouchement hostile :
- les soins palliatifs dans leur ensemble (voir les prises de position de la société savante de soins palliatifs (SFAP : Société Française d’Accompagnement et de soins Palliatifs), qui exprime que les soins palliatifs sont LA solution (laquelle pour ma mère ?).
- les catholiques intégristes et autres clergés …
En ce qui me concerne, je pense que l’aide active à mourir est un soin.

Une partie de ce parcours rappelle le beau livre d’Emmanuèle Bernheim (Paris, Gallimard, 2013) et de son adaptation cinématographique : tous deux intitulés Tout s’est bien passé (François Ozon, 2020).
Par ailleurs, la vie de ma mère et sa fin sont le sujet d’un film documentaire réalisé par ma fille Karine Birgé : Bon Voyage, projeté dans des festivals de films documentaires et diffusé à la télévision Belge récemment.

A voir le documentaire de Karine Birgé, sur sa grand-mère : Bon voyage